Dernière mise à jour: 30 décembre 2021
En qualité d’avocate associée du Cabinet GRUIA DUFAUT, vous coordonnez les activités de conseil et de contentieux dans le domaine des marchés publics. Pouvez-vous nous présenter les évolutions récentes de ce domaine et nous dire quels sont les principaux problèmes auxquels sont confrontés les professionnels en la matière ?
Teodora KOLETSIS : En dépit de la pandémie de Covid-19 qui a mis les entreprises sous pression à bien des égards, le domaine des marchés publics a connu une certaine effervescence. Le nombre de missions qui ont été confiées au Cabinet GRUIA DUFAUT, a augmenté cette dernière année. Cependant, nous attendons encore des améliorations dans le traitement des dossiers par les entités publiques.
Les marchés publics donnent la mesure de la bonne gouvernance dans un État, car ils régulent la façon dont l'argent public est dépensé, en garantissant aux opérateurs économiques un accès non restreint au processus. Le système national actuel de passation des marchés publics étant soumis en continu à des modifications législatives, nous avons à faire à des changements fréquents du cadre légal et, implicitement, à des changements des règles du jeu qui conduisent, de ce point de vue, à une certaine insécurité juridique.
Mais, plus grave que cette incertitude juridique, est le fait qu'il existe toujours un manque évident de capacité des pouvoirs adjudicateurs pour mener à bien les procédures de passation des marchés dans des conditions d'efficacité et de transparence satisfaisantes. Les infractions à la loi sont encore fréquentes, l'élaboration de cahiers des charges orientés peut conduire à des contestations, à la réouverture voire même à l’annulation de nombreux appels d'offres, de sorte que nombre de grands projets d'investissements sont restés lettre morte.
La vérification ex-ante de la documentation d'attribution par les autorités se limite aux informations présentées dans la fiche technique, négligeant les clauses contractuelles qui sont souvent discriminatoires ou soumises à des spécifications techniques subjectives. Toutes ces lacunes poussent de nombreuses entreprises sérieuses à ne pas se porter soumissionnaires, considérant que participer à des appels d'offres constitue une perte de temps et d'argent.
Enfin, le manque de transparence des pouvoirs adjudicateurs reste un problème en Roumanie. Cette question a d’ailleurs été mentionnée dans le rapport 2020 de la Commission européenne sur l'État de droit.
Beaucoup de choses pourraient être améliorées, tant du point de vue des autorités adjudicatrices que des opérateurs économiques, si, par exemple, les autorités publiaient et débattaient non seulement du Plan annuel des marchés publics, mais aussi des cahiers des charges des grands projets, afin d'obtenir de précieux retours d'expérience ou d’encourager la concurrence en vue de faire émerger les meilleures solutions.
En même temps, les succès d'étape existent. Nous sommes ainsi fiers que l'équipe du Cabinet GRUIA DUFAUT ait réussi à convaincre le Conseil National de Règlement des Contestations (CNSC) de juger les dossiers d'attribution « en équité », afin de permettre au plus grand nombre d'opérateurs de participer aux marchés publics, en respectant le principe de l'égalité de traitement. Ces solutions sont bien sûr justifiées d'une part par la nécessité de l’autorité de s'aligner sur les règles européennes, et d'autre part par la nécessité de s'adapter aux réalités économiques du pays et une nécessaire clarification des dispositions légales et des actes d'attribution.
Quelles sont les tendances qui se sont manifestées dans le domaine des marchés publics depuis le début de la pandémie et quel a été le type de mandat le plus fréquemment reçu de la part de vos clients pendant cette période ?
Teodora KOLETSIS : En tant qu'avocats d'affaires, nous travaillons presque exclusivement avec les entreprises privées, locales ou étrangères, leur offrant conseils et assistance juridique, aussi bien lors de la phase préliminaire de l'appel d'offres, que pendant l'exécution du contrat de marché public ou encore en cas de litige.
Le type de mandats qui nous sont confiés suit la tendance générale dans le domaine, de sorte que, conformément à la nature de la procédure de passation des marchés utilisée pour les travaux ou des prestations de services, la plupart concernent des „appels d'offres ouverts”.
Par ailleurs, tout comme les années précédentes, nombre des mandats reçus concernent une mission d'assistance juridique dans le cadre de litiges liés à des procédures de passation de marchés publics, qu'il s'agisse de contestations formulées devant la CNSC ou bien d'actions devant les tribunaux.
Quel a été selon vous, le principal défi d’ordre juridique de la période récente en matière de marchés publics ?
Les défis sont nombreux, mais je voudrais attirer votre attention sur une situation en particulier, avec laquelle nos clients sont confrontés lorsqu’ils sont appelés, dans le cadre d’une procédure, à devoir prouver une expérience similaire en présentant des contrats subséquents qu’ils ont exécutés précédemment. Les pouvoirs adjudicateurs fragmentent en effet les accords-cadres en plusieurs contrats subséquents, selon leurs intérêts et contraintes (manque de ressources humaines pour la réception des services, contraintes budgétaires, etc.).
Or, une fragmentation excessive de la valeur de l'accord-cadre pose problème lorsque l’opérateur doit, dans d’autres procédures de passation, apporter la preuve d’une expérience similaire, en ne fournissant qu’un nombre limité de contrats - par exemple entre 3 et 5. Il existe ainsi des cas dans lesquels un opérateur a pu exécuter 15 contrats subséquents, de façon simultanée, dans un intervalle d'environ 10 jours. Pourtant, les pouvoirs adjudicateurs continuent de demander, dans la fiche technique, de prouver une expérience similaire en présentant un nombre limité de contrats exécutés dans le passé, avec une valeur limitée à "x" lei. Aussi, l'opérateur économique, bien qu'ayant une expérience réelle similaire dans le même type de produits/services/travaux, ne peut prouver cette expérience dans la nouvelle procédure, à cause de l’excessive fragmentation des accords-cadres des marchés antérieurs qu’il a exécutés.
En pratique, la meilleure solution pour empêcher une telle situation est de formuler l’exigence d’expérience dans la fiche technique en prévoyant que "le soumissionnaire doit démontrer qu'au cours des 3 dernières années, il a réalisé (finalisé) des services et / ou des travaux / fourni des produits similaires d’une valeur cumulée" d'au moins ... "x" lei ".
Pensez-vous que le domaine des marchés publics sera à l’avenir aussi dynamique que par le passé, avant le déclenchement de la pandémie de COVID-19 ?
Teodora KOLETSIS : Nous continuons de miser sur une augmentation du volume des marchés publics, ne serait-ce que si l'on considère le financement d'environ 30 milliards d'euros dont la Roumanie disposera dans les cinq prochaines années pour la réalisation de projets dans le cadre du PNRR (Plan National de Résilience et Redressement). A ces fonds, s'ajoutent bien sûr les ressources locales et les fonds européens de développement qui financeront de grands projets d’investissements.
Si l'augmentation du volume des marchés publics est prévisible, l'horizon pour l'amélioration du cadre législatif n'est pas aussi clair. L’un des aspects devant être amélioré concerne la simplification de la législation. De nombreuses entreprises se sont publiquement plaintes du nombre de documents à compléter et à déposer dans le cadre des procédures en Roumanie, à savoir environ 1.000 pages, par rapport à tout au plus 150 pages dans des procédures silmilaires organisées à l'étranger. Les autorités elles-mêmes reconnaissent d’ailleurs la nécessité de simplifier la procédure, notamment via la numérisation des document et l’interconnexion des bases de données de plusieurs opérateurs en Roumanie, ce qui permettrait de réduire le nombre de documents à soumettre dans les appels d'offres et d'accélérer le processus de vérification. Mais les paroles doivent être accompagnées d'actes...
Au cours de la dernière année, la législation sur les marchés publics a subi plusieurs modifications. Quels ont été les changements législatifs les plus importants ?
Teodora KOLETSIS : Je ne peux faire référence à ce qui s'est passé en 2020 sans mentionner au préalable l’Ordonnance du Gouvernement n°119/2019, qui a entre autres réglementé la manière d'organiser les procédures de passation de marchés publics centralisées, étant donné que ce type de procédure, qui avait été introduit par la loi en 2018, ne pouvait être effectivement utilisé, faute de Normes méthodologiques de mise en application de l’OUG n°46/2018.
L'OUG n°25 du 31 mars 2021 a redéfini, conformément aux Directives européennes (art. 25 de la directive 2014/24/UE), les règles générales concernant la participation des opérateurs économiques de pays tiers aux procédures d'attributions publiques en Roumanie. Offrant une nouvelle définition de „l’opérateur économique” ayant droit de participer aux procédures de passation des marchés publics. La loi interdit désormais la participation de soumissionnaires de certains pays tiers, comme par exemple la Chine qui, selon le législateur, offre des garanties réduites par rapport aux exigences relatives aux normes de qualité, d'environnement, de développement durable, des conditions de travail, de protection sociale et de règles en matière de concurrence.
Cette mesure, inspirée par Bruxelles (voir également la Communication de la Commission européenne n°C (2019) 5494 du 24/07/2019 sur l’orientation sur la participation des soumissionnaires et des produits de pays tiers aux marchés publics de l'UE), a été adoptée dans un contexte où la Roumanie a lancé - ou est en train de lancer - plusieurs procédures dans des domaines clés, dans le cadre de grands projets d'investissements financés par des fonds structurels et d'investissements.
La même Ordonnance a également apporté plusieurs changements visant à réduire la bureaucratie actuelle et à raccourcir un certain nombre de délais qui allongeaient inutilement la procédure d'appel d'offres. Parmi ces changements, je citerais notamment la suppression de l'obligation pour les opérateurs économiques gagnants de présenter des attestations fiscales pour tous leurs établissements secondaires (en pratique un opérateur peut avoir des centaines d’établissements).
Personnellement, je me félicite du fait que le législateur ait retenu les arguments que j'ai présentés devant l’Agence Nationale pour les Marchés Publics (ANAP), lors d’une mission pour laquelle j'ai été accompagnée par des membres de la Chambre de commerce et d'industrie française en Roumanie (CCIFER), en vue de supprimer cette disposition qui entravait considérablement la procédure de passation des marchés publics.
Sur la base de la proposition que nous avons faite, l'ANAP a ainsi modifié la loi, de sorte que désormais les opérateurs économiques doivent dorénavant présenter une attestation fiscale uniquement pour leur siège social, tandis que pour leurs établissements secondaires, ils peuvent fournir une déclaration sur l’honneur attestant de l'exécution de leurs obligations de paiement des impôts, droits ou contributions au budget général consolidé.
Le texte en question qui date du mois d'août 2021 contient également d'autres mesures que j'estime bénéfiques et qui visent à réduire les délais liés aux procédures d'attribution et à l'évaluation des offres. Ainsi, l'ancien délai de 80 jours pour l'établissement du rapport de procédure / rapport intermédiaire a été remplacé par des délais différents, plus courts, selon le type de procédure.
De même, le délai de remise des documents en cas de procédure simplifiée a été fixé à 5 jours, sans possibilité de prolongation, comme cela arrivait presque systématiquement auparavant, et le délai de publication de la décision d'annulation de la procédure d'attribution du contrat / de l’accord-cadre a été réduit de 3 jours à 1 jour.
Sont en outre apparus des délais pour encadrer la procédure de résolution des litiges, afin de l’accélérer. Ainsi, le délai dans lequel le pouvoir adjudicateur doit, à la suite d'une décision rendue par la CNSC / le tribunal, annuler un acte / émettre un acte / adopter les mesures nécessaires pour rétablir la légalité, a été réduit de 20 à 10 jours ouvrables.
Par ailleurs, le pouvoir adjudicateur est désormais tenu de conclure le contrat de marché public / l'accord-cadre avec le soumissionnaire désigné à l’occasion d’une décision rendue par la CNSC qui maintient le résultat de la procédure de passation du marché, même si cette décision a été contestée et que l'affaire n'a pas été définitivement jugée.
Enfin, la même ordonnance a modifié le montant de la caution que l’opérateur économique doit constituer en cas de litige, montant qui est désormais fixé en fonction du stade auquel survient le contentieux : 2% de la valeur estimée du marché si celui-ci est égal ou supérieur aux seuils qui déterminent la nécessité de publier l'avis au JOUE, mais pas plus de 220 000 lei, si la contestation est introduite avant l'ouverture des offres ; ou 2% de la valeur estimée du marché si celui-ci est égal ou supérieur aux seuils qui déterminent la nécessité de publier l'avis au JOUE, mais pas plus de 2 millions de lei, si la contestation est introduite après l'ouverture des offres.
Voici donc quelques un des changements qui auront un impact à court terme et qui pourraient améliorer le processus de passation de marchés publics. La condition est toutefois que la loi soit appliquée de manière correcte et uniforme. Le chantier des évolutions législatives dans ce domaine reste ouvert, l'enjeu étant celui de débloquer les projets et de mener des procédures de passation de marchés publics transparentes et sans restrictions de concurrence.
Interview pour la Revue des Marchés Publics accordé par Me Teodora KOLETSIS, Avocate Associée, publié dans le no 163 / Décembre 2021.